Comment dire…

Il y a de ces livres dont tu entends parler, dont tu te dis que tu dois, que tu veux les lire. Qu’ils sont incontournable. Il y a quelques temps, j’ai entendu parler de ce livre. J’ai tout de suite su que j’allais le lire. J’ai entendu son auteur en parler aussi. Elle m’a touchée dès ses premiers mots.

Ce livre, ça fait déjà quelques temps qu’il traîne chez moi. Sur mon bureau, bien en évidence. Plusieurs fois par jour, mes yeux se sont portés sur sa couverture. Une belle femme blonde, de profil, la clope à la main. Tous les jours il a été là, mais ce n’était jamais « le moment » de tourner la première page. Je savais que quand je l’ouvrirais, j’ouvrirais aussi une porte sur moi, sur une grande partie de ma vie. Alors j’ai longtemps reporté le moment de le découvrir.

Puis il y a eu ce week-end, là, celui qui vient de passer. Il s’annonçait une week-end de totale liberté (j’entends par là : rien de prévu avec les amis, pas de sorties, ni de bouffe, rien de rien, ce qui est extrêmement rare). Un week-end parfait pour traîner. Je le sentais venir, ce bouquin. Toutes les conditions requises à sa lecture étaient respectées : n’avoir rien à faire et être seule. Je devais être seule car je savais que j’allais pleurer, qu’il allait me rebouiller, me toucher, me bouleverser. J’aime pas pleurer devant les gens que j’aime.

Mon homme avait reçu sa nouvelle moto et je savais qu’il passerait le plus clair de cette fin de semaine à la bricoler au garage, j’avais donc le champ libre.

Samedi matin, j’ai allumé un feu dans la cheminée (mon arme de destruction massive contre la sale mois de mars), je me suis vautrée sur la canapé, enroulée dans ma couverture et j’ai ouvert « Rien ne s’oppose à la nuit » de Delphine de Vigan.

Et bien entendu, je l’ai pris de plein fouet. Ça m’a fait cet effet bizarre dans le creux de l’estomac. J’ai ressenti un peu le même choc que j’avais ressenti à ce concert de Pantera, au moment où ils ont envoyé la sauce et que le son m’a presque jetée en arrière. Ça m’a sonnée.

Delphine de Vigan et moi, on a à peu près le même âge. Pas le même parcours, pas la même vie, c’est son histoire à elle, loin de moi l’idée de me l’approprier, mais toutes les deux, nous avons connu cette enfance avec une maman au regard « ailleurs », « absent ». À cause de ce regard, maman m’a souvent fait penser à Romy Schneider.

Lucile, la maman de Delphine, était comme la mienne : belle, un peu sur la réserve, un peu dans son monde, très souvent ailleurs. Et comme Lucile, ma maman était nulle en gym lorsqu’elle était petite (elle me l’a souvent dit) et n’était pas capable de grimper à la corde. Comme Lucile aussi, un beau jour, mue par une force formidable, celle qui n’arrivait pas grimper à la corde a réussi à se hisser hors des ténèbres dans lesquels elle était enfermée depuis plus de 10 ans.

Et même si les symptômes étaient différents, même si nos mamans n’étaient pas les mêmes, n’empêche que la maladie était là, dans les deux cas. Et Delphine de Vigan a eu les mots justes. Des mots qui m’ont fait mal mais qui m’ont fait du bien. Tout au long de ma lecture, à travers mes mes larmes, j’ai pensé « c’est tellement juste », « c’est vrai, ça ».  Ce livre exprime tellement bien ce que peut ressentir une maman dépressive et comment ses enfants vivent cette situation.

Comme Lucile, maman a fourni des efforts surhumains pendant des années pour : se lever, s’habiller, essayer de vivre, être avec des gens, prendre le train, manger, sourire. Ceux qui n’ont pas vécu ça de près ne peuvent le comprendre. D’ailleurs ça me désole de me heurter à l’intolérance générale face à ces maladies. J’en peux plus d’entendre des qualificatifs comme « folle », « débile » ou autre « il/elle n »a qu’à se mettre un coup de pied au cul ». Des coups de pieds au cul, ils s’en mettent à longueur de temps, les gens dépressifs. On est en 2013 et on entend encore des propos dignes du Moyen-Âge le plus crasse !

Delphine de Vigan a fait un travail incroyable. Celui d’aller fouiller au coeur de sa famille, pour se rapprocher de cette maman un peu inconnue, un peu mystérieuse. Elle a su exprimer ce que nous, les enfants d’un parent dépressif peuvent ressentir : la peur que maman meure, l’angoisse de rentrer de l’école et de ne pas savoir dans quel état elle sera, et ensuite, cette façon de culpabiliser dès que quelque chose ne va pas.

Ça aussi c’est dur. À un moment donné (à l’adolescence en particulier) t’as envie de gueuler, d’exploser, mais t’oses pas, parce que t’as toujours peur de mettre le chaos dans ce fragile équilibre que le parent dépressif essaie de construire. Alors tu t’exprimes autrement. Et là encore, un point commun avec l’auteur : j’ai arrêté de bouffer. T’appelles au secours. Pis tu te rends compte qu’en fait, tu ne fais que retourner le couteau dans la plaie. Elle le sait, ta maman, que tu souffres de la situtation.

Je sais que le mienne en avait conscience, c’est pour ça qu’elle a cassé cette espèce de « malédiction ». C’est pour ça qu’elle a fait face et qu’elle a eu le courage de suivre une longue psychothérapie. C’est un travail de titan, c’est se mettre chaque jour à nu, c’est revivre sa douleur. Mais comme Lucile, un jour, maman s’est extirpée de sa tristesse, elle a recommencé à voir la lumière, à lire, à se passionner, à rire, à aimer la bouffe, à jouir de la vie. Elle a réussi cet exploit de sortir de cette noirceur.

Et lorsque maman elle a été atteinte du cancer du pancréas (Lucile a été atteinte du même mal), je me souviens qu’elle m’ait dit au téléphone un jour : « le cancer, la chimio, tout ça c’est rien, à côté de la dépression ».

Comme Delphine de Vigan, je me suis souvent demandée quelle a été l’enfance de maman. Non pas qu’elle la dissimulait, elle en parlait parfois de manière tout à fait spontanée, mais elle racontait plutôt des anecdotes positives. J’ai appris par la suite, d’autres détails, heureux ou moins, mais c’est vrai qu’à l’époque, je n’avais jamais vraiment chercher à creuser.

Maman était là, elle allait vraiment mieux et cela seul comptait. Maintenant qu’elle est partie, je me pose davantage de questions sur la petite fille qu’elle était. Un jour peut-être, j’aurai le courage de fouiller, mais je sais d’avance que c’est pas gagné. On est une famille bien suisse où on parle des choses entre nous quand on en a la chance, mais souvent quand même, tout doit rester « discret ».

J’aime aussi que l’auteur, malgré tout, insiste sur les moments lumineux, les partages, le bonheur tonitruant. Parce que c’est vrai, tout ça, ça continue, ça se tricote entre les mailles de la tristesse et tout ça ensemble fait ce que nous sommes.

Et je ne peux pas parler de ça, sans parler de la façon dont papa a fait face. Comment il est resté solide à ses côté, comment il a géré : boulot, enfants, devoirs. Il a été là à chaque instant, faisant du quotidien de mon frère et moi, quelque chose de lumineux malgré tout et je suis convaincue, qu’il a sa part dans la victoire de maman.

Il me reste la fin à lire. Les dernières pages. Celles que je n’ai pas eu le courage de découvrir, hier soir. Parce qu’il fallait souper, parce qu’on voulait passer une soirée tranquille ensemble, mon homme et moi, parce qu’il fallait que je prépare le repas à emporter pour nous, parce que… parce que… parce que je me suis trouvée plein d’excuses pour ne pas le faire.

J’ai compris que ces dernières pages parlent des cadeaux d’adieux de Lucile aux siens, de lettres ou d’une lettre d’adieux aussi, et j’ai juste pas eu le courage, parce que dans mon histoire à moi, y a pas eu d’adieux. Y a eu un avion, arrivé trop tard pour la serrer une dernière fois dans mes bras.

2 ans après, j’ai encore de la difficulté à digérer ce que je considère comme une sorte d’injustice, même si j’ai envie de croire qu’il y a une raison à ça.

Comme à un moment donné, j’ai compris, que sa dépression m’avait apporté une certaine force et du courage. Celle que je considérais à l’époque comme fragile et vulnérable, celle à laquelle je n’avais pas envie de trop ressembler, m’apparaît aujourd’hui comme une battante, une courageuse, comme une femme qui a pris sa vie à bras le corps malgré les failles et qui a décidé de faire face.

J’attends de voir si un jour la vie me révèlera pourquoi le grand Esprit a décider de me priver de cet adieu.

Mais je ne vais pas me dégonfler : ce soir, je lirai les dernières pages de Delphine de Vigan, quoi qu’il puisse m’en coûter.

Edit : je viens de lire les dernières pages. Certes, les filles de Lucile ont eu droit à une lettre d’adieu (qui m’a fait pleurer comme une fontaine), mais comme moi, elles ont été privées de serrer leur maman une dernière fois dans leurs bras. Delphine de Vigan parle de larmes au goût d’enfance. Celles qu’elle a versées (qu’elle verse peut-être encore) celles que je verse maintenant. Et si je n’ai pas eu de lettre d’adieu, c’est parce maman ne pensait pas que son cancer allait la foudroyer alors que j’étais suspendue dans le ciel, en route pour aller la voir. Je crois qu’elle est partie alors que je volais entre Amsterdam et Genève. Et depuis, j’essaie de dealer avec ce sentiment de culpabilité qui me bouffe (j’aurais dû être là !) et ce sentiment de colère et d’injustice (nous nous sommes manquées de quelques heures!)

N’empêche, Delphine de Vigan ne le sait pas, elle ne le saura sans doute jamais mais son livre est pour moi un grand soulagement. Il a touillé au fond de moi, mais je crois aussi qu’il va m’aider à avancer. Je le relirai parce que ce n’est pas quelque chose qu’on digère comme ça, en une fois.

rien-ne-s-oppose-a-la-nuitC’est en terminant le livre que j’ai compris que cette belle et mystérieuse jeune femme est en fait la courageuse Lucile.